Cikuru Batumike / Chr. Elmer

Entretiens: La mémoire de la cohabitation

Né au Congo, citoyen suisse établi à Bienne, Cikuru Batumike est poète et journaliste. Membre de l'Union de la presse francophone et de la société des poètes français, il a publié essais, recueils de nouvelles et poèmes. Son dernier ouvrage: "Noirs de Suisse", paru aux éditions Ovadia, met l'accent sur celles et ceux qui font partie des 23% d'étrangers peuplant une Suisse de 8 millions d'habitants...

Votre ouvrage est rédigé en petits chapitres. C'est une sorte d'abécédaire qui se lit facilement...
Ce sont des chroniques. Je pars d'un mot et je tisse des liens avec la thématique des Noirs de Suisse.

Mais qui sont-ils, ces Noirs de Suisse dont vous parlez dans votre livre?
Ce sont des gens comme vous et moi, qui ont leurs spécificités, leurs attentes, leurs espoirs et leurs interrogations. En général, je ne parle pas d'Afrique, mais des Afrique. Plus il y a de pays, plus il y a de tonalités différentes. On a des Camerounais, des Congolais, des Angolais... on a nos propres spécificités. Ce qui nous lie, c'est notre couleur de peau.

Y a-t-il des liens, ici, entre les Africains de ces différents pays?
Les gens restent plutôt entre eux. Mais, pour ceux qui le souhaitent, il y a des liens entre les différents Noirs de Suisse par le biais d'associations et, surtout, par le biais des Eglises, qui font un travail colossal. C'est du pain béni! La communauté de couleur est effectivement très présente dans nos Eglises, y compris dans l'Eglise catholique.

Du pain béni, dites-vous?
Bien sûr! Les rencontres en Eglise sont déjà une clé à l'ouverture, au dialogue. Quand on est membre d'une Eglise, on a le sentiment d'appartenir à une communauté de vie; et là, alors, on a la possibilité de s'exprimer.

Essayez-vous de réhabiliter la population de couleur de Suisse?
Oui, en quelque sorte. Je pars du principe que nous sommes tous égaux, que nous chérissons tous la mémoire de la lumière, de la terre et de l'eau. Pourquoi alors ne pas chérir la mémoire de la cohabitation? Il y a beaucoup de failles dans la cohabitation entre les Noirs et les Suisses. Mon livre entre dans le débat pour essayer de casser des préjugés. Le 80% de ce qui y figure se base sur la représentation sociale des Noirs par les Suisses. Une perception qui n'est pas du tout juste.

Espérez-vous que les gens entrent en dialogue?
Oui, c'est l'espoir qu'on nourrit toujours. Moi j'aurais souhaité une société où il y a la réciprocité des représentations; à savoir comment chaque entité perçoit l'autre. Mais j'ai l'impression que les Noirs sont plutôt dans la défensive alors que les Suisses sont dans l'offensive. En tant qu'autochtones, ils sont plus écoutés, c'est normal. Les Noirs sont visibles, mais inaudibles.

Que pourraient-ils faire pour être mieux représentés, mieux écoutés?
Ils pourraient déjà commencer par parler d'eux-mêmes pour qu'on n'ait pas à le faire à leur place! C'est vrai que ce n'est pas facile. Surtout au début. Moi, j'ai une certaine expérience de vie ici, mais à mon arrivée en Suisse, je n'aurais pas osé dire des choses dont je parle dans mon livre. Il y avait une certaine réticence. J'avais été accueilli en Suisse. Je ne m'autorisais donc pas à dire certaines vérités.

Vous habitez Bienne; une ville ouverte et pluriculturelle. Comment vous y sentez-vous?
Je m'y suis installé. J'aime cette ville qui, pour certains aspects, me rappelle Bukavu, ma ville d'origine (ndlr: en République démocratique du Congo) .Il y a des montagnes similaires, le lac... Le paysage, en tout cas, se rapproche un peu de mon lieu de naissance, ce qui fait que je me sens bien à Bienne.

De par vos activités publiques - vous êtes un homme de plume - , vous avez un statut un peu privilégié...
Oui, mais pour avoir ce statut, il a fallu que je me batte. Ce n'était pas simple. J'ai dû faire comme toute personne qui arrive en terre étrangère. Il s'agit de transcender la situation passée. C'était très difficile. Et puis ensuite, il a fallu évaluer ma formation, puis entrer dans la compréhension des us et coutumes suisses avant de forcer des portes pour qu'on m'accepte. C'est un combat. Un combat contre la discrimination, le racisme.

Quel regard portez-vous sur les... Blancs de Suisse?
Il y a deux ou trois petits chapitres ayant trait à cela dans le livre. Dans l'ensemble, la cohabitation se porte bien, mais il y a tout de même quelques taches d'huile qu'il faudrait éliminer. On aspire tous à avoir la lumière, une terre où habiter, de quoi manger et se vêtir. On est dans le même cheminement. Cependant, je reviens là-dessus, l'être humain ne parvient pas à chérir la mémoire de la cohabitation. Pourquoi? Cela reste un grand point d'interrogation.

Pensez-vous que cela changera avec le temps?
Je crois en effet que tout est entre les mains des nouvelles générations. Pas seulement des enfants métis, mais également des enfants noirs qui naîtront au cœur de la société suisse et qui en adopteront la mentalité sans aucun effort d'adaptation puisqu'ils seront nés ici. Ils n'auront pas à acquérir de nouveaux comportements de vie. Le changement viendra de ces générations-là. Mais cela prendra du temps. La Suisse est encore jeune par rapport à cette problématique, contrairement à la France qui a une longue histoire avec le continent noir.

Propos recueillis par Christiane Elmer

Retrouvez Cikuru Batumike sur www.paraboliques.ch ou sur les ondes de la radio locale Canal 3, www.canal3.ch: Dimanche 1er mars à 10.30 et mercredi 4 mars à 19.10 !

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