Médiateurs/trices Tasamouh / Photo: Tamara Milosevic

"Il n'y a que le dialogue qui puisse faire avancer les choses !"

Naïma Serroukh, juriste marocaine établie à Bienne depuis plus de 20 ans, entend lutter contre la radicalisation par le dialogue. Elle est l'instigatrice du projet "Tasamouh", un terme issu du Coran qui signifie tolérance, réconciliation et pardon. Rencontre avec Naïma Serroukh et Lamya Hennache, juriste et médiatrice interreligieuse au sein de "Tasamouh".

Naïma Serroukh, juriste marocaine établie à Bienne depuis plus de 20 ans, entend lutter contre la radicalisation par le dialogue. Elle est l'instigatrice du projet "Tasamouh", un terme issu du Coran qui signifie tolérance, réconciliation et pardon. Rencontre avec Naïma Serroukh et Lamya Hennache, juriste et médiatrice interreligieuse au sein de "Tasamouh".

Ce projet, porté par la Communauté musulmane de Bienne, réunit des médiateurs interreligieux formés pour intervenir dans les écoles, les centres de jeunesse, les familles et les 14 centres islamiques de la ville de Bienne. Cet été, 13 médiateurs interreligieux (6 hommes et 7 femmes) ont terminé leur formation. Certains sont musulmans, d'autres chrétiens ou athées. Pour obtenir leur certificat, les médiateurs de "Tasamouh" ont suivi 10 journées de formation.
"Ce projet offre 4 prestations: prévention, formation, médiation et consultation. Nous avons eu des intervenants de divers milieux. Cela nous a donné une vue d'ensemble sur l'islam en Suisse, la manière de l'approcher et les outils nécessaires pour assurer la médiation dans le domaine interreligieux" explique Lamya Hennache, médiatrice interreligieuse formée dans le cadre de "Tasamouh".

Qu'est-ce qu'il y a derrière cette violence qu'on tente de désamorcer par le dialogue ?

Naïma: Cette violence, les jeunes ne l'ont pas créée eux-mêmes. Elle est en quelque sorte dans leur "sac-à-dos". C'est en relation avec leur trajectoire migratoire et leur réalité sociale souvent défavorable. Il y a une vulnérabilité à de multiples niveaux. Se pose aussi la question de la scolarité: le niveau est-il suffisant ? Il y a aussi parfois des problèmes psychiques. Et, pour une majorité de gens en situation d'asile, il y a tout l'arrière-plan de la torture, peut-être, dans le pays d'origine. Toutes ces peurs-là, ces traumatismes ont été transmis à nos enfants. Et puis, il y a le contexte dans lequel nous vivons où le musulman n'a pas bonne presse. Pour un jeune qui vit cela au quotidien, parfois confronté aux blagues de ses amis, cela devient dur car c'est répétitif. On lui demande malheureusement toujours de se justifier, de s'expliquer; on le considère un peu comme le spécialiste devant avoir réponse à tout. Il faut tenir compte aussi de la réalité migratoire - on en est maintenant à la 2e génération - où les plus jeunes ne connaissent pas le pays d'origine de leurs parents, mais connaissent ce pays, le leur, la Suisse. Ces jeunes, en plus, sont souvent mal dans leur peau en raison de leur âge. Et puis il y a trop d'attentes envers eux. On veut en faire... de "super musulmans"!

C'est quoi, un "super musulman" ?

Naïma: Un super musulman ne va pas traverser au feu rouge même s'il doit prendre son train; un super musulman doit toujours dénoncer ce qui arrive dans le monde; un super musulman doit toujours montrer qu'il est loyal envers son pays, la Suisse, irréprochable. Et dès qu'il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, il doit se justifier.

Est-ce difficile d'être musulman, ou musulmane, aujourd'hui ?

Lamya: Oui, avec tout ce qui se passe dans l'actualité, c'est très difficile d'être musulmane. En Suisse, on ne parle souvent des musulmans que de manière négative. Quand il y a un attentat, un problème, ça apparaît dans les médias, mais quand un musulman réussit quelque chose, ça, on ne le médiatise pas. Ce qui pourrait aider à faire avancer les choses, c'est vraiment le dialogue ?
Naïma: Il n'y a que le dialogue. Et moi je crois à ce dialogue-là. Bien sûr, le dialogue peut aussi être un but et un cheminement. Dans ce cheminement, il y aura également des difficultés. Pour les Occidentaux, un imam, c'est un théologien, à l'image d'un prêtre ou d'un pasteur. En Suisse, on n'a peut-être que 3 ou 4 imams qui ont été formés en théologie. Les autres ne sont que des autodidactes.

Ne faudrait-il pas alors être un peu plus vigilant par rapport aux imams ?

Naïma: Je pense que l'Etat doit assumer son rôle, reconnaître l'islam, ouvrir une voie pour former les imams et leur donner un cahier des charges. Jusqu'à maintenant, la politique a évité ce point-là. On en parle, mais on n'entreprend rien pour ne pas avoir à se poser cette question fatidique: qui financera ? On ne veut pas financer en argumentant que c'est quelque chose qui appartient à la communauté musulmane, que c'est du domaine privé. Moi je ne pense pas que la religion, qui est un facteur de paix sociale soit du ressort de la sphère privée. Il doit y avoir un dialogue ou une passerelle au niveau étatique et au niveau des associations musulmanes pour qu'on puisse arriver ensemble à des solutions sociales. Sinon, on va toujours rester dans cette impasse-là.

Mais un dialogue qui devrait s'étendre et ne pas rester confiné dans un milieu élitaire, intellectuel, protégé, bien accueillant, mais n'allant pas plus loin ?

Naïma: Effectivement ! Rester avec des intellectuels qui sont toujours d'accord avec nous, cela peut vouloir dire qu'on se sent protégé, mais pas écouté parce que le but d'un dialogue, c'est aussi d'inviter l'opposant et dialoguer avec lui, sans cris ni insultes, pour que le dialogue dépasse les murs.

Et oser peut-être poser des questions dérangeantes?

Lamya: Les personnes qui veulent comprendre un phénomène ont besoin de certaines bases. En Suisse, les fondements sont judéo-chrétiens et l'islam y est relativement nouveau. Donc les gens essaient de comprendre en partant de leurs bases judéo-chrétiennes et en établissant des parallèles qui mènent à des conclusions fausses. Poser les questions qui fâchent ? Oui, on peut toujours en discuter dans le respect total. Il faut apprendre à considérer les musulmans en tant que personnes, dans leur totalité. On se fixe sur leur religion: "musulman", sans tenir compte de tous les paramètres qui constituent une personne.

Est-ce que les musulmans ne pourraient pas - ne devraient pas - prendre davantage la parole et être présents dans la société; un peu comme vous le faites vous ?

Naïma: Oui, c'est pour cela qu'on a créé Tasamouh, pour dire qu'on est citoyens, qu'on veut participer à la vie sociale et ajouter un plus. Ici à Bienne, nous n'avons pas une institution musulmane bénéficiant d'un cadre institutionnel qui tendrait la main à des institutions suisses pour travailler ensemble et veiller à l'intégration de nos jeunes et des populations, aborder les problèmes et apporter un nouveau regard sur les situations sociales. La communauté musulmane ne veut pas trop s'engager car ils n'ont pas très confiance en eux ni à l'ensemble. Elle se dit: "de toute façon, on sera toujours critiqués et on ne va pas nous accepter!". Oui, on va être critiqués, mais c'est mieux d'être critiqués et de recevoir des feed-back pour avancer et construire ensemble que de faire du sur-place. Et puis, au niveau institutionnel suisse et au niveau étatique, il faut casser cette image du musulman qu'on va utiliser dans le dialogue interreligieux, comme un accessoire ou une photo. Ce sont des gens qui existent, qui ont des pensées, qui comprennent le système et veulent que ce dernier leur profite en les intégrant à part entière, non pas en tant que citoyens de 2e degré, mais de 1er degré.

Lamya: On parle toujours au nom des Musulmans, mais cela nous fatigue qu'on pense et parle à notre place. Nous aussi, nous aimerions exprimer clairement nos besoins, par rapport à notre citoyenneté, notre appartenance. On fait partie de cette société. Une fois que la société considérera le musulman comme un citoyen à part entière, c'est là qu'un dialogue pourra commencer, mais sur d'autres bases. Nous ne voulons plus participer de manière passive, mais aussi de manière active et devenir des partenaires de dialogue, à part égale, dans la recherche de solutions, et pas seulement être considérés comme des accessoires.

Etre musulman, en Suisse, en 2040, comment imaginez-vous cela ?

Naïma: je pense qu'on n'aura pas ce genre de discussion à ce moment-là. J'ai foi dans les nouvelles générations et je peux donner l'exemple des Italiens. Quand ils sont arrivés ici, il y avait plein de préjugés à leur égard. A présent, ils sont intégrés et participent pleinement à la vie de la société suisse. Peut-être qu'en 2040, on aura un autre bouc émissaire. Il y a eu les Juifs, les Italiens et, maintenant, les musulmans. Mais on apprend des autres aussi.

Propos recueillis par Christiane Elmer

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