Mirages

C'est l'été. On peut se permettre d'être un peu plus léger. Plus superficiel. Quoique...

Sait-on où va se nicher la spiritualité ? Irait-elle jusqu'au creux de nos ridules ? Mais oui. Dieu est inscrit en nous. Incarné, spirituellement, dans tout ce que nous sommes. Ancré dans la chair de nos âges. Car l'âge, contrairement à ce que l'on tente de nous faire croire, n'est pas l'ennemi No 1 à combattre. Le terme même "anti-âge" n'est-il pas aberrant ? Ne s'apparente-t-il pas à de l'anti-vie ? Comme si on pouvait freiner l'âge et la lente dégradation du temps sur nous ! Quand bien même on se ferait botoxer, lifter, retendre de partout et liposucer... on n'en perdrait pas pour autant ses années. Passé un certain âge, la fraîcheur est un leurre. Un mirage collectif. Un tapage médiatique.

L'âge a des problèmes de temps, je vous le disais. L'âge - tel qu'on le perçoit en 2016 - chérit le temps de l'imparfait où tout était plus ferme, plus svelte, plus frais. Mais l'âge lutte contre le présent, trop réaliste, peu conciliant. Et, plus encore, l'âge - pour nos contemporains - part en croisade contre le futur. Le lendemain est vecteur de rides, de kilos superflus, de calvitie avérée, de grisaille éparpillée. N'est parfait, somme toute, que l'imparfait. Le temps où l'on était tout ce que l'on aspire à devenir: jeune, lisse, mince. Avoir 20 ans à 60 ans. Mais en mieux ! Nous sommes constitués d'années. On n'a pas 30 ou 40 ans. On est chacun de nos âges. Etre ou avoir, voilà donc la question.

Il est plus facile, sans doute, de se débarrasser à coups de crèmes anti-âge de quelque chose que l'on a plutôt que de se défaire de ce que l'on est. Combien de gens conçoivent leur âge comme un fardeau, une tare, une sorte d'excroissance dont ils ne savent que faire. Ils ont honte d'avouer leur âge alors qu'ils pourraient être fiers d'être là, reconnaissants de vivre encore, forts de leurs cernes, leurs rides, leur peau flasque, leur bedaine attendrissante et l'affaissement subtil de leurs fastes d'antan.

Faire ou ne pas faire son âge. Voilà une autre question. Il ne faut surtout pas faire son âge si on veut être dans l'air du temps. Comme si on n'avait pas le droit d'avoir l'air de ce que l'on est, l'air de qui l'on est. Comme si ça ne se faisait pas d'avoir la tronche d'un quinqua quand on a une cinquantaine de balais. Avoir l'air plus jeune, c'est bien. Faire son âge, c'est suspect et irrévérencieux. Les gens comme il faut paraissent plus jeunes. Ils ont tout compris. Quant à ceux qui auraient le toupet de sembler plus âgés qu'ils ne sont, c'est tout simplement impardonnable. Une incontestable faute de goût. A moins, bien sûr, d'être pauvre et de ne pas avoir les moyens de s'offrir régulièrement des cures de sérums anti-âge ou d'ampoules vitaminées... Les pauvres, eux au moins, ils ont le droit d'avoir l'air vieux !

Personne, évidemment, n'a envie de ressembler à une momie. La question n'est pas là. Prendre soin de soi, se choyer, essayer de se valoriser, sans renier pour autant ses artères ni le nombre de ses bougies d'anniversaire, c'est une chose. Une bonne chose. Partir en guerre, la rage au cœur et au ventre, contre les inexorables ravages du temps en est une autre. Et c'est au sein de cette différence d'attitude que réside l'âge ou le mirage. On a le droit de vieillir. D'être plus moche, plus voûté, plus défraîchi. D'être couvert de sillons comme un champ avant les labours. D'avoir des taches de vieillesse, des paupières affaissées, des sourcils effilochés, des cheveux fatigués, des tissus avachis, des douleurs partout et des difformités. Ce n'est pas une disgrâce de prendre de l'âge, même si on était plus gracieux avant. Et, comme il ne nous a pas été donné de devenir très vieux tout en restant toujours jeune et en parfaite santé, réjouissons-nous de la grâce d'un vieillissement sereinement assumé. D'autres sont déjà morts avant même d'être vieux...

Le 25 juin dernier, ma maman - qui n'est pas en pleine forme, mais qui peut prétendre l'être...? - a fêté ses 84 ans. Jouant avec les chiffres 8 et 4, je lui ai demandé, enjouée, si elle n'aurait pas préféré avoir 48 ans, ou quatre fois huit ans, plutôt que 84... Une question un peu imbécile, j'en conviens, mais ma maman me connaît et elle a de l'humour. Elle a réfléchi un peu, juste un peu, puis m'a répondu, sérieusement: "Je garde mes 84 ans. J'aime l'âge que j'ai. C'est le mien. La vie va de l'avant." Je me suis dit qu'aimer son âge, celui que l'on a maintenant, celui dans lequel on est maintenant, c'est une chance prodigieuse. C'est une forme de contentement simple. C'est le début d'un certain bonheur, qui n'a rien du mirage. Dommage que notre époque attache une telle importance, voue une telle vénération, à l'apparence. Sans doute parce que, avoir l'air jeune, c'est avoir encore toute la vie devant soi. C'est repousser plus loin le spectre de sa mort. C'est se ranger du côté de la santé, de la prospérité et de tous les possibles. Et comme notre époque a mal à sa finitude et a peur de mourir, elle refuse de vieillir.
Nous voici bel et bien à l'ère de l'anti-âge. Celui des mirages.

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