Jean-Noël Maillard / Photo: J.-M. Elmer

Pouvoir vivre sa pauvreté dignement

Jean-Noël Maillard, directeur de Caritas Jura, a donné une conférence sur le thème de la pauvreté au Centre St-François de Delémont le 23 octobre 2014. Par-delà les statistiques et les chiffres, la pauvreté a de multiples visages. Et si l'on changeait de regard sur un sujet et des gens qui dérangent?

Saviez-vous que la Suisse compte davantage de millionnaires (4,1% de la population) que de personnes bénéficiant de l'aide sociale (3,1%)? Etrange, n'est-ce pas? Mais, en politique et dans les médias, l'opulence se vend moins bien que la précarité. On se focalise davantage sur les coûts de l'aide sociale que sur les avantages fiscaux des nantis. Cherchez l'indécence...
Dans son brillant exposé sur la pauvreté, Jean-Noël Maillard ne s'est pas contenté de donner des chiffres; il a surtout parlé des pauvres, de ce qui constitue leur vie, de leurs besoins, de leurs attentes. "Certes, qui, mieux qu'un pauvre, pourrait venir vous parler de la réalité de la pauvreté? De par mon travail à Caritas, je côtoie des pauvres et je les entends; mais je ne suis pas à leur place" a précisé d'emblée, avec humilité, le directeur de Caritas Jura.

Mais la pauvreté, c'est quoi? Difficile d'en donner une seule définition. Parle-t-on de pauvreté matérielle, sanitaire, de pauvreté de l'emploi, du logement, de pauvreté relationnelle, culturelle, spirituelle? Et même si des critères bien précis permettent de calculer, chiffres à l'appui, le taux de pauvreté d'une personne, il n'en reste pas moins que l'impression de pauvreté, elle, reste purement subjective. "Certaines personnes considérées comme pauvres, au vu des normes officielles, ne se sentent pas du tout pauvres, alors que d'autres, n'entrant pas dans cette catégorie, se sentent particulièrement démunies". La fameuse pyramide de Maslow fait état de divers facteurs visant à l'épanouissement de l'individu. Les besoins basiques sont d'ordre physiologique (boire, manger, dormir), vient ensuite le besoin de sécurité (du corps, de l'emploi, de la santé), puis les besoins sociaux (affectivité, sentiment d'appartenance, intimité) et enfin, en haut de la pyramide de Maslow, l'estime personnelle et la confiance.

Des chiffres et des maux...
Avec Fr. 986.- par mois, soit Fr. 33.- par jour (pour se nourrir, se vêtir, se déplacer, pour les soins corporels, téléphone, TV, Internet), une personne seule doit faire face à de lourdes privations! Deux personnes vivant dans le même ménage reçoivent Fr. 1'509.-, trois personnes, Fr. 1'834.- , et quatre personnes, Fr 2'110.-
A-t-on besoin d'un téléphone mobile, d'une télévision ou d'internet, lorsqu'on est pauvre? Des questions qui soulèvent parfois la polémique, des questions rarement innocentes, toujours quelque part en porte-à-faux.  Même s'il est tenace, le cliché de l'assisté roulant en BMW ne correspond de loin pas à la réalité et, surtout, de loin pas à la norme. Le coiffeur? Un luxe! Tout comme le cinéma, le restau. Même une invitation à venir manger chez quelqu'un est souvent refusée... Et oui, il faudrait ensuite inviter à son tour! Avec quel argent?
Jean-Noël Maillard a relaté l'expérience de deux assistantes sociales en formation qui ont décidé de se contraindre à vivre, deux mois durant, avec Fr. 33.- par jour. Comme les personnes au bénéfice de l'aide sociale. Juste pour voir comment ça fait. "L'une d'elles a craqué avant la fin des deux mois. C'était vraiment trop dur!" a raconté le directeur de Caritas Jura.

"Tous des profiteurs!"
C'est surtout dans les moments de transition qu'une personne a le plus de risques de sombrer dans la précarité. L'arrivée d'un enfant dans un foyer, la scolarité, la formation professionnelle, la perte d'emploi, un divorce, des problèmes de santé, le grand âge... Il suffit parfois d'un grain de sable pour enrayer la machine. Fragilisée, la personne en difficulté financière finit par perdre pied en s'enlisant dans d'autres problèmes (endettement, isolement...). Quand on est pauvre, le lien social s'effiloche et génère des coûts. "On s'offusque du fait qu'il y a toujours davantage de gens au bénéfice de l'aide sociale, mais c'est signe peut-être que le système est biaisé !" s'est exclamé Jean-Noël Maillard, légèrement goguenard. Et d'expliquer encore qu'à force de resserrer toujours plus le financement de l'AI ou des assurances chômage, de plus en plus de personnes se retrouvent au social. L'Etat se décharge d'un poids; les cantons casquent et les pauvres ont bon dos... "Oui, car il pèse sur eux la présomption d'abus. Bien sûr qu'il y a eu des abuseurs. Mais pas davantage là qu'ailleurs. C'est très pénible pour les pauvres de toujours vivre avec ce regard soupçonneux sur eux".

L'aide sociale en quelques chiffres
Dans notre pays, parmi les gens à l'aide sociale (3,1% en 2012, soit 250'000 personnes), un tiers sont des enfants, un second tiers comprend des personnes qui travaillent mais ne gagnent pas suffisamment pour vivre de leurs revenus (working poor) ou encore des gens au bénéfice d'une rente invalidité. Le tiers restant, seulement, est constitué d'adultes ne travaillant pas et n'étant pas à l'AI. En Suisse (toujours selon les statistiques de 2012), le taux d'aide sociale et de chômage varie considérablement en fonction des cantons. La Romandie affiche des taux globalement plus élevés que la région alémanique. Le canton de Neuchâtel avait, en 2012, le taux d'aide sociale et de chômage les plus hauts de Suisse (7% et plus de 5%).
Forts taux de personnes sans emploi également au Tessin, en Valais, Genève et Vaud (5%). Dans notre région, signalons le cas de Bienne qui compte 11,4% de personnes à l'aide sociale (taux le plus élevé de Suisse), de Moutier (7,7%)ou encore Delémont (5,2%).
Les prestations sociales, en pourcentage du PIB, ne cessent de prendre l'ascenseur. De 8% en 1950 (11 mia), elles ont passé à 16% en 1990 (63 mia) pour atteindre 25% en 2012, soit 147,4 mia. De quoi laisser perplexes...
Et, enfin, qu'en est-il de la répartition des prestations sociales? En 2012, elles étaient de 45% pour la vieillesse, de 28% pour la maladie et les soins de santé, de 11% pour l'invalidité, de 13% pour la famille, chômage et logement, et de 3% pour l'exclusion et l'aide sociale.

L'aide privée?
Tout en soulignant la qualité du travail effectué par diverses associations caritatives, constituées principalement de bénévoles, et qui proposent une aide non publique, Jean-Noël Maillard a précisé que l'aide privée ne devrait pas se substituer à l'Etat! "Il faudrait renforcer le pouvoir d'agir des gens; les aider à reprendre les rênes de leur vie, un peu à l'exemple de l'action menée par ATD Quart Monde (Agir Tous pour la Dignité). D'où l'importance de la formation. "Cela n'évite bien sûr pas la pauvreté. Personne n'est jamais à l'abri de la précarité. Mais on court moins de risques avec une bonne formation".

Changeons de regard!
"Les pauvres ont besoin avant tout d'une écoute bienveillante et non jugeante" a conclu le directeur de Caritas Jura. Face à notre système social, performant, mais très complexe, les gens ont droit à des explications claires. Il en va du respect de leur dignité. Jean-Noël Maillard a ensuite invité l'assemblée à porter un autre regard sur les plus démunis. "Changer de regard, cela ne se fait pas seulement avec les yeux; c'est de posture intérieure qu'il faut changer. C'est apprendre à distinguer la personne de ses actes." Le conférencier a insisté sur l'âpreté du combat que mènent les pauvres au quotidien. "C'est une lutte épuisante et parfois humiliante. Les gens se sentent exclus, voire coupables et honteux. En manque de repères, de reconnaissance, victimes d'une sorte de défiance collective, ils se sentent constamment mis en doute." Pour appuyer ses propos, le conférencier a lu quelques extraits de "Eloge de la faiblesse", d'Alexandre Jollien.
L'importance du regard, oui. Celui qui n'aurait ni pitié ni condescendance. Un regard qui aurait juste de l'humanité, de la fraternité. De l'égalité, en somme. Comme il se doit, d'égal à égal, entre pauvres de tous bords. Car, comme l'a rappelé Jean-Noël Maillard, "il y a la même lumière divine ou dose de dignité en chacun d'entre nous."

Christiane Elmer

Caritas publie le Nouveau manuel sur la pauvreté en Suisse
Non, la pauvreté n'est pas un problème individuel. C'est un problème de société! Selon les statistiques récentes de l'Office fédéral de la statistique, plus d'un million de personnes en Suisse vivent dans la pauvreté ou juste au-dessus du seuil de pauvreté. Près d'une personne sur cinq n'est pas en mesure d'honorer une facture inattendue de 2000 francs, par exemple une facture de dentiste...
Caritas veut que la pauvreté en Suisse soit perceptible et intelligible. Dans ce but, l'œuvre d'entraide a entièrement actualisé son manuel sur la pauvreté. Ce dernier donne une vue globale des données portant sur ce thème ainsi que les développements actuels de la politique de lutte contre la pauvreté.

"Nouveau manuel sur la pauvreté en Suisse" Par Claudia Schuwey et Carlo Knöpfel 288 pages, Fr. 42.- Commande: www.caritas.ch/manuel-pauvreté

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